samedi 10 mai 2014

Je ne veux plus lire : "Je refuse d'être une victime"

La grande majorité des témoignages que j'ai reçus dans "Je connais un violeur" m'ont touchée, je voulais faire de mon mieux pour soutenir les victimes. 
Mais pas tous. J'ai aussi reçu quelques messages hostiles, heureusement très rares, et certains d'entre eux étaient emblématiques d'une haine des victimes de viol largement répandue. Entendons-nous, vous avez peu de chances d'entendre quelqu'un vous dire "je hais les victimes de viol, je détesterais en avoir pour voisines, ou que mes enfants aillent dans la même école qu'elles". On entendra en revanche des réactions de déni, une remise en question de leur parole, ou encore on exprimera des doutes quant aux chiffres qui concernent le viol, classique incontournable des discussions sur le sujet. 
De façon beaucoup plus pernicieuse, j'ai lu de nombreuses manifestations de rejet et de haine du statut  même de victime. 
J'ai reçu le témoignage d'une jeune femme qui avait échappé à une tentative de viol et qui m'a écrit : "Je n'ai pas été violée car je connais mes droits et je ne suis pas une victime". Le genre de propos à me faire bouillonner de rage. 
Ainsi il y aurait des victimes nées, faibles par essence, qui seraient fatalement et le plus naturellement du monde la proie d'un agresseur. D'ailleurs, peut-on encore le qualifier d'agresseur ? Il n'aura fait que s'inscrire dans un schéma donné d'avance, la victime était de toute façon une victime, il lui aura simplement permis d'accomplir son destin. 

Pourquoi "refuser d'être une victime" ? Ce terme n'est pas péjoratif. J'ai récemment été moi-même victime d'une fraude sur internet et je l'écris sans rougir. Tout individu qui a subi un préjudice est une victime, c'est comme ça, c'est la définition du terme. Quand je lis "je refuse d'être une victime", qui sont des mots qui reviennent souvent dans les cas de violence sexuelle, je réponds toujours : 
"Dire que vous avez été victime signifie simplement que vous avez subi de quelque chose de très grave, cela ne veut pas dire que vous êtes faible ni que vous souffrirez toute votre vie. Vous avez subi un crime, vous n'en êtes pas responsable et vous ne l'avez en aucune façon mérité. C'est une injustice." 

Il est aberrant de lire à propos de la démarche de "Je connais un violeur", sous forme de reproche bien entendu : "vous en faites des victimes". Je tiens à préciser que je n'ai jamais violé qui que ce soit. Les personnes qui témoignent ont été victime d'un crime, qu'on le veuille ou non. Elles ont le droit de savoir qu'elles ne sont pas seules et qu'elles n'ont aucune raison d'avoir honte. Elles sont aussi en droit d'être en colère, d'avoir mal et de réclamer justice. 

Il est vrai que souvent, des femmes n'ont pas conscience d'avoir été violées. Elles sont angoissées en croyant qu'elles exagèrent. Elles pensent que cela vient d'elles. Dans ces cas-là, se rendre compte qu'elles ont été victimes de viol est un choc mais aussi une libération puis un immense soulagement. "Je connais un violeur" n'a pas "fait de victimes", mais il a rendu certaines victimes conscientes de l'être, et c'est un grand pas vers la guérison. 

S'il y a une victime, il y a forcément un ou plusieurs coupables, c'est la base de toute intrigue policière - fictive ou réelle. Et ce coupable doit être identifié comme tel, pour qu'il soit éventuellement condamné, mais avant cela, la victime et les personnes qui l'entourent doivent reconnaître qu'il en y a un : le viol a été commis par une personne qui aurait très bien pu s'en empêcher mais qui a fait le choix de passer à l'acte. Dire qu'on est victime, c'est dire qu'on n'y est pour rien.

On lit parfois "Je ne veux pas passer pour une victime car je ne veux pas qu'on ait pitié de moi". Pourquoi préfères-tu que l'on fasse comme s'il ne s'était rien passé de mal et comme si tu ne souffrais pas? En quoi reconnaître la souffrance de l'autre, reconnaître que l'autre a été atteint dans son humanité, ce qui revient à reconnaître son humanité, est-il une marque de mépris?

Propager la haine des victimes, c'est dire : si on t'agresse, tais-toi. Ne dénonce personne, laisse ton agresseur impuni, sûr de son bon droit et prêt à recommencer sans fin. La haine du statut de victime, les "je ne suis pas une victime" qu'on dit pour se protéger de cette haine, sont une entrave à la réparation, une violence supplémentaire infligée collectivement par une société entière. Ce silence qu'on leur impose, ces "ça va, il ne t'a pas attachée non plus", sont très utiles aux agresseurs, ils les maintiennent dans l'ombre, à l'abri. La haine des victimes les protège et ils ont tout intérêt à la nourrir et la propager. N'entrons pas dans leur jeu.

Les victimes ne sont pas fragiles mais elles ont été fragilisées. Elles ont besoin d'écoute, d'attention, de patience et de bienveillance. Plus que tout, elles ont besoin d'entendre : "c'est injuste". Et c'est lui le coupable. Si le tabou de la notion de victime protège les agresseurs, c'est un égard qu'ils ne méritent pas. Ce n'est pas eux qu'il faut épargner. Ils n'ont pas été surpris, ils n'ont pas été enivrés, piégés, terrorisés. Ils étaient adolescents ou adultes, en pleine possession de leurs moyens physiques et conscientes de leurs actes. Dans l'immense majorité des cas, les violeurs ne sont pas des aliénés mentaux et l'agression était préméditée. Ils se préparent. Ils savent qu'ils font du mal, ils ont fait le choix de nier l'humanité de l'autre.






























4 commentaires:

  1. Je suis partagée.
    Je suis partagée, parce que je suis déjà rentrée en larme en sachant que ce qui s'était passé n'était pas normal.
    J'ai compris, bien après, que c'était un viol.

    Et pourtant, je ne peux me résoudre à dire les mots fatidiques, je ne peux dire "j'ai été victime d'une agression sexuelle".
    Pas parce que je ne veux pas être une victime.
    Pour des raisons bien plus profondes, bien plus complexes, je ne peux dire ces mots là, et je ne peux me considérer comme une victime.

    Je sais que cette réaction est un pur produit de la culture du viol. Je sais que d'une certaine façon, en acceptant cette réaction primaire, j'entérine cette culture du viol.

    Mais quand on élève les jeunes filles, on leur fait comprendre, à force de mises en gardes, de contes, d'interventions insidieuses et inconsidérées que le pire qu'il pourrait leur arriver est d'être violée.
    Et quand ça arrive pourtant, alors qu'on nous a élevées à s'y attendre, c'est un coup de tonnerre. "Qui ça, moi, victime de viol ?".
    Pas moi.
    C'est impossible.
    Pas parce que je suis plus forte, plus courageuse, plus prudente, non. On sait toutes (j'aimerais dire tous) que c'est faux, et que même si, ça n'y changerait rien.
    Non, parce que le dire à haute voix "j'ai été victime de viol", c'est exprimer de façon claire que le pire qu'il pouvait m'arriver est arrivé. Et si j'acceptais ça, je sais pas comment je tiendrais.
    J'ai honte, non pas d'avoir été violée, mais de ne pas pouvoir le dire. Le garder pour moi est, je le sais, un affront au féminisme que je revendique. Mais ce déni est aussi, pour l'instant, un mécanisme de secours, de survie.

    J'adhère à ta colère, je la comprend. Elle me blesse car je me sens visée par elle. Mais je la comprend, et j’espère un jour pouvoir passer de l'autre côté de cette colère, de l'autre côté de cette honte et dire que je suis une victime. Pour l'instant, j'ai encore besoin de le nier. J'en suis désolée.

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  2. C'est vrai pour beaucoup de gens la victime est un état qui désigne une créature faible et pleurnicharde, incapable de surmonter ce qui lui est arrivé et méprisable pour cela, beaucoup de victimes de viols refusent ce qualitatif et veulent même qu'on les nomme "survivants" à la place. A mon avis ce terme ne sert qu'à masquer le fait que lorsqu'on est pas victime en soi mais victime des actes malveillants voire criminels d'un agresseur parce qu'on peut être aussi survivant d'une catastrophe naturelle ou d'un accident de planeur, le vocabulaire permet de masquer à nouveau la volonté de nuire du violeur. Et je vais répondre à Cora, il est vrai qu'il est très compliqué de se dire victime et surtout de s'autoriser à le ressentir parce que cela renvoie à l'impuissance, la peur et le chaos. Et surtout parce que dans de nombreux cas, l'agresseur est une personne proche et aimée, parent ou un amant par exemple, et comment supporter sans devenir fou/folle le fait que quelqu'un qui compte autant ait pu vouloir nous humilier et nous blesser voire nous détruire ?

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  3. Très bon article! :)

    Je voulais juste faire une remarque: tu parles explicitement dans le 4e paragraphe uniquement des femmes victimes, et en effet c'est la majorité. Mais je me demandais, si pour un homme victime (d'autant plus qu'il y en a quelques uns qui ont envoyé des messages à "Je connais un violeur"), ce n'était pas dur de voir qu'il ne rentrait à priori pas dans la case de "celles/ceux qui ont du mal à admettre avoir été violé". Parce que c'est un problème qui concerne toutes les victimes, quelque soit leur genre, non?

    Enfin, c'était juste une remarque en passant, hein, pas une accusation de misandrie (:D), l'objectif n'était pas de dire pour le principe "et les hooooommes". C'est juste que je me suis demandée si ce n'était pas dur pour une victime homme de lire ça, et que ça ne donnait pas l'impression d'être ignoré.

    @Cora: Je te souhaite énormément de courage. Ensuite, par rapport au fait que ça te dérange de ne pas agir conformément à tes idées féministes, ça m'a fait penser à ce texte, qui peut être te feras du bien:
    "Look, you’re a feminist who, in this particular case, made the non-feminist choice. That’s all. I assume it was the right choice for you, or you wouldn’t have done it, and that’s fine! But feminism is not, in fact, all about choosing your choice. It is mostly about recognizing when things are fucked up for women at the societal level, and talking about that, and trying to change it. So sometimes, even when a decision is right for you, you still need to recognize that you made that decision within a social context that overwhelmingly supports your choice, and punishes women who make a different one.” (kateharding.info)

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  4. Je ne suis pas sûre de ce que j'ai à dire sur ton article. Il est, à mon sens, tout à fait justifié et sain de bien comprendre que la victime est innocente, que ce n'est pas elle (la victime, que ce soit un homme ou une femme) et que ce n'est pas elle qui a fait le "choix de nier l'humanité de l'autre". Je m'attarde rapidement sur cette expression, parce que je la trouve très juste. Nier l'humanité de l'autre, c'est le rendre inférieur et le placer dans une position de dominé. De la même manière que l'homme domine un objet. Et c'est ce déni d'humanité, et donc d'altérité en ce que l'autre est comme soi mais différent, qui engendre peut-être ces discours innombrables qui applique la loi de "c'est pas ma faute, c'est à cause d'elle/de lui" à cause des vêtements portés, à cause de simple fait que l'attirance n'est pas réciproque, à cause de l'alcool, parce que la personne violée, la victime devient une proie après 22h seul/e dans la rue, j'en passe et des meilleurs. Enfin, tu vois je m'attarde.. mais c'est que tes mots sonnent justes.

    Mais pour en revenir à la question de la victime et du refus d'y être associé, je pense que ce n'est pas simplement la honte d'être victime (même si ça en fait nécessairement partie, au moins au début) mais une réaction à la victimisation qu'on porte aux victimes justement. Virginie Despentes l'explique très bien, des souvenirs que j'en ai, dans King Kong Théorie. C'est qu'un individu ayant subit une agression sexuelle est considéré dans l'imaginaire collectif comme un individu brisé, qui sera toujours hanté par "ses démons", qui ne peut qu'avoir du mal à se sentir à l'aise avec une personne du sexe qui l'a agressé, qui est dépressif, qui ne sort plus le soir, qui ne fait plus confiance à qui que ce soit.
    Parce que dire: oui, j'ai été victime de viol, mais je vais bien, je sais que c'est pas de ma faute, c'est terrible ce qui est arrivé, et c'est encore plus terrible que ceci arrive tout le temps, mais je vais bien. Et je ne déteste pas l'humanité" c'est considéré parfois, souvent, trop souvent de toute façon, comme si ce qu'on avait vécu au final, c'est anodin et donc qu'au final peut-être qu'on a bien aimé ça.. ça peut aller loin, et dans la tête, et les commentaires de (là c'est délicat de ne pas être injurieux ahha!).. ces gens-là, si on s'en sort, si au final on est pas des victimes qui agissent et se comportent comme l'idée qu'ils se font des victimes, c'est qu'on en est peut-être pas.
    Parce qu'être victime de viol c'est une étiquette dont il est compliqué de se défaire.

    Au final, je pense que le refus de la victime, ce n'est pas nier en être une ou du moins en avoir été une, mais refuser d'être victimiser pour un acte dont on est pas responsable et qui, quand bien même ce soit une expérience indélébile, n'empêche pas de vivre et de vivre bien.

    je rajoute une dernière chose, en guise de PS, c'est que j'ai conscience que à chaud, dans tout le processus qui suit le viol, on n'a pas toujours conscience de ça. On peut penser que c'est fini, qu'on est fini, qu'on s'en sortira jamais, qu'on ne fera plus confiance. ça va faire 10 ans me concernant, et je vous le dis, la vie est belle, les hommes (les humains) sont bons et beaux souvent, et même si on garde toujours une petite crainte au fond de soi, par peur d'être abandonné, trahie, blessé, on s'en sort.
    Si toi qui me lis est dans cette période de ta vie où tout s'écroule, lis ça attentivement: Il y aura toujours des gens pour t'aimer et te réconforter. Tu vas avancer, parce que tu ne peux pas laisser le droit à un agresseur qui t'as déshumanisé d'abonder dans ton sens. Tu n'es pas seule et tu vas t'en sortir.

    Psylvia

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