« Culture du viol », l’expression
peut choquer.
La
culture, n’est-ce pas cet ensemble de créations littéraires et artistiques qui
nous élèvent au-dessus de notre basse condition matérielle ?
Nous
ne sommes pas que des corps destinés à manger et se reproduire, n’est-ce pas.
La culture, sensée être « le propre de l’homme », par opposition à la
nature, nous hisse au-dessus de notre animalité, de nos pulsions. Au-delà des
premières associations d’idées, une culture est un ensemble de normes, de
discours et de pratiques qui se transmettent par apprentissage et imitation.
Revenons
à la « culture du viol ».
Le
viol n’est-il pas une manifestation de la partie sombre, animale des hommes qui
« ne savent pas se retenir » ? Le fruit de pulsions
irrépressibles car nécessaires à la survie de l’espèce ?
Et
le rôle de la culture n’est-il pas justement de dire : on régule ses
pulsions, on ne vole pas le sandwich de son voisin et on ne se saute pas dessus
en public ?
Non,
c’est justement le contraire. Le viol est culturel, comme manger avec une
fourchette est culturel. Il existe un ensemble de discours et pratiques qui
s’enseignent, se transmettent et qui permettent et encouragent le viol.
Parmi
les discours les plus répandus, on peut citer les expressions : « appel au viol », ou encore « il ne faudra pas s’étonner de se
faire violer ».
Quand
on s’habille sexy, qu’est-ce qu’on a envie de provoquer, en réalité ?
Le
désir. Et il n’y a aucun mal à cela. On peut avoir envie d’exciter quelqu’un
sexuellement. L’effet recherché est : le désir de son partenaire, ou
d’autres hommes.
Le
désir. Pas une agression.
Quand
un homme vous menace de viol ou vous touche par surprise, il vous a agressées.
Ce n’est pas du désir qu’il manifeste, c’est une volonté de vous humilier et de
vous intimider. Le désir sexuel, c’est le désir d’être désirée et de partager
du plaisir, pas le désir de faire du mal. Jouir sexuellement de la souffrance
de l’autre, cela s’appelle le sadisme.
Les
pulsions sexuelles, le désir sont – entre autres – naturels. En assimilant le
viol à une pulsion non contrôlée, on le range du côté de la nature donc de la
fatalité, donc on empêche de l’analyser pour ce qu’il est : un crime
machiste, donc politique. On l’excuse
partiellement. Comme on excuse Jean Valjean qui vole un pain parce qu’il a
faim.
De
façon encore plus vicieuse, certains discours assimilent le viol à un acte
sexuel comme un autre. Notamment dans les blagues
sur le viol.
Le
viol n’est plus un débordement, « oh pardon j’avais tellement faim que
j’ai mordu dans ton sandwich.. c’est mal mais j’avais faim, c’était ça ou
tomber d’inanition, alors... »
Le
viol devient du sexe. Naturel, donc, et pire : éventuellement souhaitable,
et éventuellement agréable.
On
en vient à suggérer qu’une victime de viol peut désirer être violée. Donc
désirer sa propre humiliation et destruction. C’est une inversion perverse. Le
summum de la torture psychologique : faire croire à la victime qu’elle
désire sa propre destruction.
Le
discours des agresseurs consiste à dire : elle l’a voulu, elle m’a
aguichée.. ce sont des excuses qu’ils se trouvent. Le problème plus vaste est
que l’ « appel au viol » est une notion banalisée socialement.
C’est le discours des violeurs qui est le discours dominant sur le viol.
Vous
voyez mieux pourquoi on parle de « culture du viol » ?
Le
viol est aussi permis par la « division des tâches » dans la
sexualité entre les hommes sensés être actifs et les femmes passives.
La
« drague » est conçue comme la prédation de femmes et la virilité est
sensée être prédatrice et conquérante, comme en témoigne David Wong, traduit ici,
qui retrace les « leçons sur le consentement sexuel des femmes » à
destination des jeunes hommes issues de la pop culture. Ce jeune homme a appris dans les films
populaires qu’une femme dont on force le consentement tombe amoureuse de son
agresseur. Forcément, ça donne envie.
La
féminité au contraire doit être passive, le corps des femmes un réceptacle. C’est ce
que l’on entend dès l’enfance. J’en faisais état dans un précédent article,
« Maman,
comment on fait les clichés ». Quand on apprend aux enfants que le
papa « dépose une graine dans le ventre de la maman », on pose les
bases. Les toutes premières informations qui permettent de se représenter un
rapport sexuel, à l’âge où l’imaginaire est le plus perméable, présentent déjà
l’homme comme actif et sujet de la phrase, et la femme comme un terreau, objet,
qui non seulement ne fait que recevoir, mais de plus est réduite à son
« ventre ».
Le désir des femmes est un non-sujet. Que l’on pense
simplement au fait que l’argument le plus efficace pour freiner un harceleur
est « j’ai un
copain ». Si un « je ne veux pas » n’a que peu de poids,
« mon corps a déjà été réservé par un autre homme » est recevable.
C’est ainsi que transgresser les limites d’une femme, la
« conquérir », devient un signe de virilité. La culture, nous l’avons
vu, résulte d’un apprentissage. Imposer sa volonté et son désir à une femme
s’apprend, il existe des cours et tout un corpus de publications dans lesquels
des hommes l’enseignent à d’autres.
L’ouvrage de référence des « pick-up artists » (ou
artistes de la drague) s’appelle The Game.
Subtil jeu de mot : « game » peut se traduire par
« jeu » mais signifie aussi « gibier ». Tout est dit.
Selon
ces experts qui affirment enseigner la « séduction », le
« non » d’une femme est un « test dont il ne faut pas tenir
compte ». Voici l’un des conseils que l’on peut trouver : « La
prochaine fois que vous faites face à une résistance ou un test féminin, ne
réagissez pas ! Continuez comme si de rien n’était. Vous serez surpris du
résultat, je vous le garantis ». Elle dit « non », continuez, ne
prenez pas en compte sa réaction. Conseil de drague ou conseil pour harceler
voire violer une femme ?
Nous
vivons dans une culture de prédation masculine et de mise à disposition du
corps des femmes dont la volonté, le ressenti et les émotions sont niés,
dénigrés et ridiculisés avec méthode. Les femmes sont compliquées, elle ne
s’expriment pas clairement, on ne comprend rien à ce qu’elles veulent
véritablement, elles dissimulent leur ressenti et leurs intentions.. le cliché
paraît inoffensif, il l’est beaucoup moins dans le contexte que je viens de
décrire.
Le
viol n’est pas une anomalie. Il n’est que l’une des manifestations d’une
culture qui veut que la sexualité masculine est active et que les pulsions des
hommes sont puissantes et impérieuses, tandis que les femmes sont douces,
passives et que leur désir est soit inexistant, soit impossible à décrypter.
Tout
« naturellement », nous trouverons dans la rubrique « kama
sutra » de Doctissimo la position de la « belle endormie ». On
suggère de pénétrer une femme dans son sommeil. Donc de la violer, sans
équivoque possible. Tout « naturellement » aussi, nous lisons dans
l’article de Psychologie magazine « Pourquoi les hommes aiment la
sodomie » :
« La réticence de la femme est
importante à mes yeux. J’aime dominer. J’aime forcer une résistance. »
ou encore : « Je ne
demande jamais à une femme l’autorisation de la sodomiser. »
Des violeurs qui s’assument.
Le viol s’inscrit dans une logique globale d’appropriation du
corps des femmes par les hommes, faite de stéréotypes sexistes, de blagues, de
livres, films et chansons, de harcèlement, d’attouchements, de viols, de meurtres intimes
et de massacres.
Pensons-y dès qu’une femme est assimilée à un objet par « blague »,
ou dès qu’un homme transgresse les limites spatiales, corporelles ou psychiques
d’une femme. Chaque geste, chaque mot qui va dans le sens de la culture du viol
participe à sa normalisation – in fine c’est de notre intégrité qu’il s’agit.
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