J’en
avais entendu parler mais je ne pensais plus à eux lorsque j’ai pris le métro à
Tokyo pour la première fois.
Parmi
ces lignes gris métallique, la froideur et la régularité des passagers vêtus de
pantalons noir et chemise blanche alignés les uns derrière les autres, sans
heurt, sans impatience, une tache fluo : un wagon rose couleur paquet de
tampax file sous mes yeux.
Je
n’y pensais plus. Les wagons pour femmes.
Le
métro Tokyoïte réserve certains de ses wagons aux femmes, pendant les heures de
pointe uniquement, ces heures où les passagères s’entassent, leur corps pressé
contre ceux d’inconnus pendant des heures parfois – Tokyo est une ville immense.
En
théorie, c’est une mauvaise idée. Les wagons séparés signifient que les femmes
doivent se protéger, et non les hommes les respecter d’eux-mêmes, et il
faudrait plutôt demander aux agresseurs de nous laisser tranquilles, s’il vous
plait.
On
compare cette démarche à la ségrégation raciale, on parle d’égalité – l’égalité
face au harcèlement ? – on ressort les grands mots et les références à
l’Histoire.
Il
y a les images, les grandes déclarations de principe, et il y a le réel. Le
réel des corps compressés, déjà épuisés à la merci du premier lâche venu. Le
doute, la honte de n’être réduite qu’à un objet masturbatoire, la honte de ne
pas pouvoir crier, l’humiliation.
En
théorie, je devrais me promener sans crainte toute seule la nuit complètement
torchée, parce que ce n’est pas à moi à me protéger d’une agression.
En
pratique, je ne le fais pas. Parce que c’est risqué, et que je ne veux pas me
mettre en danger parce que si je suis agressée je ne serai pas responsable
(effectivement). Je l’aurai quand même été, agressée.
Nous
avons toutes des conduites d’évitement, plus ou moins intégrées, plus ou moins
conscientes. Choisir ses vêtements, choisir une place dans le métro en fonction
du voisin ou voisine, détourner le regard, marcher vite.
Je
décris là des comportements individuels, même s’ils sont partagés. Quand
l’évitement devient organisé par un organisme public, d’autres questions se
posent.
Les
wagons rose signifient que les femmes sont des proies et que chaque homme est
un agresseur potentiel. Au risque de froisser Lucile Quillet[2],
c’est le cas. Tous les hommes ne sont pas des agresseurs, mais chaque homme a
la possibilité d’agresser et aucune femme ne peut prévoir quel homme est
dangereux et avec lequel elle est en sécurité. Donc oui, chaque homme est
potentiellement un agresseur.
Et
chaque femme est une proie potentielle, menacées parce que femme. Que
l’existence de ces wagons le rappelle à notre chaste champ de vision ou pas.
Ils
ont au moins le mérite de la rendre visible, notre condition séparée. Les
femmes sont une catégorie d’humains différente, constamment réduites à un corps
disponible comme un bien public. Le nier, c’est maintenir les femmes victimes
dans le silence et les agresseurs bien peinards.
N’importe
quelle solution, si foireuse soit-elle, souligne l’existence d’un problème et
permet un débat qui fera émerger d’autres solutions, de moins en moins
foireuses espérons-le.
Le
problème se met à exister, et pas seulement dans nos chairs. J’allais écrire
« dans nos têtes », mais notre espace mental doit être aussi
hypocritement non-genré que le métro et l’espace public en général.
Nous
devons nous répéter que ce n’est pas si grave, et notre épuisement à réagir
nous force à négliger nos angoisses. Un problème tu, invisible jusque dans nos
consciences. « N’y pense plus ». La chair souffre en silence.
Je
suis pragmatique. Je ne veux pas me doucher avec des hommes quand je fais du
sport. Je comprends que les femmes déjà stressées par leur travail préfèrent
que le passager qui les colle pendant une heure ou plus soit une passagère.
Certes
ces initiatives ne réduisent pas le nombre de viols à l’extérieur de ce wagon,
notamment dans la sphère dite privée. Certes, mais pourquoi, au nom de
principes abstraits, refuser un espace de respiration aux femmes dans un
monde sans répit ?
« Dans certaines parties de la planète on parle
de ce genre de problèmes sans mystères. Et dans certains pays on prend des
mesures pour que les femmes puissent voyager tranquilles et détendues dans le
métro, sans avoir besoin d’avoir quatre yeux, et de contrôler toujours où vont
les regards des hommes, qui appuient ensuite distraitement leurs mains
inquiétantes… »[3]
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